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OTAN, des sommets de propagande (3/3)

OTAN, des sommets de propagande (3/3)

 Deuxième volet d’un article en 3 parties qui revient sur le sommet de l’OTAN de 2009 à Strasbourg et Kehl.

La première partie est ici. La deuxième .

Le processus de gentrification du quartier du Port-du-Rhin

Le sommet commémorant le 60e anniversaire de la création de l’OTAN était un sommet certes international mais également coorganisé par la France et l’Allemagne. À ce titre, deux événements majeurs avaient pour symbole le Rhin frontalier : l’accueil des chefs d’État par le couple Merkel-Sarkozy sur le site de la passerelle du Jardin des Deux-Rives et la manifestation anti-OTAN qui devait faire jonction sur le Pont du Rhin reliant Kehl (la ville frontière côté allemand) à Strasbourg.

Au cœur de ces deux événements, un quartier populaire de Strasbourg : le Port-du-Rhin.

Ce quartier, en périphérie éloignée du centre-ville, coincé entre friches industrielles désertes et activité portuaire moribonde, est plus proche de la ville allemande de Kehl que de la Cathédrale de Strasbourg alors même que, de l’autre côté du pont, une large zone commerciale froide accueille les visiteurs. L’activité économique est quasi nulle sur le secteur du Port du Rhin et les activités culturelles et sportives y sont totalement absentes faute d’infrastructures.

Alors que la Coordination Anti-OTAN Strasbourg (CAOS) regroupant les organisations libertaires et révolutionnaires s’affairait à la mise en œuvre du Village Anti-OTAN, les socio-démocrates, réunis au sein de l’ICC (Coordination Internationale), concentraient leurs efforts à l’organisation de la grosse manifestation du samedi 4 avril. On se rappellera longtemps le fiasco stratégique de cette manifestation : la jonction avec le cortège allemand ne se fera jamais, le pont ayant été coupé par les forces de polices allemandes. La manifestation française se fera attaquée par les forces répressives alors même qu’elle n’avait pas encore démarré et les manifestantEs se feront coincer dans une souricière tragique…

On se souvient des nombreuses images d’incendies tournants en boucles sur les chaînes d’informations ? Ces incendies, liés à l’offensive des manifestantEs, ont atteints des cibles dans le cœur du quartier du Port-du-Rhin. Une pharmacie malheureusement accolée à un distributeur bancaire, un hôtel d’un grand groupe hôtelier complice d’expulsions d’étrangers (ACCOR), des bâtiments désaffectés de la douane, symbole de frontières et de répressions. Des dégâts, plus légers affecteront d’autres cibles : une station essence, des caméras de surveillance, une église… Ni commerce de proximité, ni habitations, ne seront pris pour cible.

La pharmacie, l'office du tourisme, et le distributeur après l'OTAN 2009

Pourtant, les flammes ne sont pas encore éteintes que déjà les médias, soutenus et guidés par l’État et les décideurs, orientent les propos et les débats pour faire du quartier du Port-du-Rhin, le symbole de la barbarie destructrice des black Blocs. Une « affaire » sera même intégralement construite par les médias locaux : des « mamans » auraient in extremis « sauvées » l’école maternelle du quartier en négociant avec des émeutiers. Tout au long de cette manipulation médiatique, elles seront mises en avant, symbole de la résistance pacifique d’un quartier populaire face à l’envahisseur belliqueux. Les figures tutélaires de la mère protectrice et de l’innocent enfant sont mobilisés, comme au pire temps de la propagande. Aujourd’hui on en rit sous cape, bien au-delà du Port du Rhin. Pendant ce temps, une autre barbarie destructrice se profile déjà sous couvert de progrès social.

L’axe Ouest-Est du plan urbain a été négligé depuis des décennies et de multiples équipes municipales ont rêvé de transformer cette « porte d’entrée de la France ». Les confrontations du 4 avril vont servir de déclencheur et de prétexte à la gentrification du quartier du Port-du-Rhin, dans une démarche globale d’urbanisation de l’axe Ouest-Est.

Pourtant, dès les jours précédents, le scénario semblait déjà écrit comme en témoigne cet article paru la veille de la manif dans les DNA: « Au Port du Rhin, beaucoup de gens sont très mécontents. Ils se sentent pris en otages par l’OTAN, enfermés dans leur quartier comme dans une nasse. Impossible d’en sortir ». Le journaliste interroge les habitantEs : « déjà qu’on n’a rien et ils vont peut-être tout nous casser. » « Notre pharmacie, notre épicerie, les abris-bus… Déjà qu’on a rien ! Et après, qui c’est qui paiera ? ». Joël, un habitant, bien plus futé que les dirigeantEs de l’ICC explique le choix des forces de sécurité pour le parcours de la manif : le quartier du Port-du-Rhin est une île qui se bloque en fermant les quatre ponts d’accès… « vous tenez ces ponts et la manif est coincée. Comme dans une nasse ».

Trajet de la manifestation OTAN 2009

Un article des DNA daté du 17 avril 2009 apporte – pour qui sait lire entre les lignes – un éclairage particulier aux événements et permet d’introduire la question des enjeux politiques, économiques et urbanistiques. On y apprend qu’un habitant du quartier du Port-du-Rhin désire déposer plainte pour mise en danger de la vie d’autrui afin qu’une enquête puisse déterminer les responsabilités dans la chaîne de commandement qui aurait agi de sorte que les « casseurs » ne rencontrent pas d’opposition des forces de polices. On y apprend également que des habitantEs souhaitent l’ouverture d’une enquête parlementaire afin de faire toute la lumière sur les événements du 4 avril. Cette enquête parlementaire est appelée également par des groupes pacifistes et élus écolos. Leur positionnement est plus qu’ambiguë : ayant subi de plein fouet la répression des forces de police, ils souhaitent l’ouverture d’une enquête afin de déterminer les responsabilités. Cependant, ils se positionnent clairement contre ceux et celles qu’ils appellent « les casseurs », les renvoyant dos à dos avec la police, comme si la part de responsabilité était partagée d’égale à égale entre policiers et manifestantEs.

Cette enquête parlementaire ne verra jamais le jour et dès le début de la polémique, les décideurs locaux s’accordent pour étouffer l’initiative. De Roland Ries, maire PS de Strasbourg, à Jean-Philippe Maurer, député de la circonscription et représentant de l’aile dure de l’UMP, les responsables politiques locaux s’entendent. Les enjeux sont bien trop importants pour qu’une enquête parlementaire ne vienne perturber leurs projets…

À peine 4 jours après les émeutes politiques du contre-sommet, Roland Ries présente « aux forces vives du quartier », le « plan de requalification et de développement » du quartier du Port-du-Rhin (DNA, 17/04/2009). Ce plan, d’environ 15 millions d’euros sans compter le financement du tramway, a été également présenté le 5 mai par une délégation d’éluEs strasbourgeoiSEs lors d’une réunion à l’Élysée en présence du directeur de cabinet de Sarkozy.

Le scénario est limpide. L’État UMP a forcé la main à une municipalité PS pour l’accueil du sommet de l’OTAN, au prix d’une militarisation de la ville et de son blocage économique sur plusieurs jours. Les inconvénients sont nombreux et coûteux. Et, comme si cela ne suffisait pas, la petite sauterie militaro-économique se termine en violentes confrontations politiques dans un quartier populaire. Alors que « toutes les télés du monde » sont tournées vers Strasbourg, « capitale mondiale d’un jour » l’image de Strasbourg est sérieusement écornée. Ce qui, dans la propagande municipale, devait servir l’image de la ville et permettre son rayonnement au niveau mondial avec, en conséquence, « des retombées économiques importantes » devient un véritable cauchemar : des images en boucle d’une ville assiégée en proie aux flammes.

Dès lors, les éluEs strasbourgeoiSEs sont en position de force pour réclamer un dédommagement à la hauteur du préjudice. En arrière fond, il y a également le combat permanent pour garder le Parlement Européen à Strasbourg alors que beaucoup le réclament à Bruxelles. Il faut moderniser. L’État, quant à lui, a tout intérêt à éviter les histoires (une commission parlementaire sur la gestion de ce sommet…).

Sous le règne de Roland Ries, maire PS de la municipalité, la mode est à la « démocratie participative ». Tout est « réunion citoyenne », « diagnostic partagé » et autre « concertation ». Cependant, au-delà du verbiage Bourgeois-Bohème, la stratégie ne prend pas avec les habitantEs du quartier. Par exemple, seule 4% de la population, soit 50 personnes sur 1500, répondent au questionnaire municipal « interactif » portant sur la rénovation du quartier. Les habitantEs ont bien compris que les enjeux ne sont pas dans le choix des noms de rue ou l’aménagement de jeux pour enfants sur la place centrale. L’enjeu, c’est l’emploi, le décloisonnement du quartier, la mixité sociale, le prix des loyers, les infrastructures et, comment la transformation du quartier, son embourgeoisement programmé, va chasser les habitantEs les plus pauvres vers d’autres périphéries.

Aussi, pour Lassad Essadi, chef de projet à la direction de proximité « Port du Rhin 2010-2015 », il faut veiller aux conséquences sociales de cette transformation d’envergure : « Nous voulons faire comprendre aux habitants actuels que tout ça n’est pas entrepris pour accueillir les « nouveaux », mais bien pour améliorer leur environnement ». Une pensée délicate pour cacher le processus de gentrification qui se construit à dessein.

En 2009, 85% des habitantEs vivent dans des HLM. D’ici à l’horizon 2015, le quartier devrait accueillir 3.500 nouveaux résidantEs. Les nouvelles constructions ne possèdent que 20% de logements sociaux contre 40 sur d’autres secteurs de la ville en rénovation. Pourquoi ? Il suffit de s’intéresser aux infrastructures pour comprendre que le projet urbain d’ensemble est à la création d’un quartier bourgeois, transfrontalier à haute valeur ajoutée. L’arrivée programmée du tram jusqu’en Allemagne, la création d’un pôle scolaire franco-allemand, l’installation d’un pôle culturel important (1)La Laiterie, salle de concert institutionnelle, est préssentie pour quitte le quartier trop populaire de la gare. La construction d’un nouveau théâtre est dans les cartons aussi. , une rénovation largement tournée vers les jardins des Deux-Rives… ces différents points militent en faveur d’un quartier bourgeois.

Juin 2010, la première phase du projet est exposée : le projet Mercure (du nom de l’hôtel incendié… quel cynisme !) propose la construction de plusieurs centaines de logements en lieu et place de l’ancien hôtel : 240 logements en accession à la propriété, 80 logements sociaux et 40 places pour personnes âgées. Le projet est porté par des financeurs privés tandis que les infrastructures médico-sociales relèvent de la municipalité : un centre médico-social, la nouvelle pharmacie, le Pôle Emploi et la Maison de la Santé vont pouvoir cadrer sanitairement et socialement le quartier. Dans cette première phase, il n’est pas question de création d’emplois.

Les prix de l’immobilier sont en moyenne de 3.400€ sur ces nouveaux projets contre 3.200€ dans le quartier voisin de Neudorf (lui-même en pleine réhabilitation). La moitié des premiers achats de logements porte sur de l’investissement en vue de location. Le projet spéculatif a fonctionné à plein.

Philippe Bies, adjoint en charge du quartier, ne cache pas les ambitions de la ville. « L’objectif est de faire du Port du Rhin, le deuxième quartier européen, pas celui des institutions, mais celui des citoyens. Avec des populations fragiles, et d’autres plus aisées ». Toujours selon l’édile, l’objectif est de faire passer le nombre de logement sociaux de 85% à 50%. Ainsi, il est évident que le quartier historique, dépossédé de son identité, va devenir une enclave pauvre au milieu d’un quartier de nouveaux-riches.

Octobre 2011. De l’eau a coulé sous le Pont-du-Rhin mais rien n’a changé au quartier du Port-du-Rhin. C’est les primaires socialistes: sur 550 inscrits, seules 23 se déplaceront. Aubry 15 et Hollande 8. Mais octobre est aussi le mois des paysagistes qui se retrouvent pour les Assises Européennes du Paysage. On réfléchit entre professionnels des espaces publics, sous la présidence d’Eric Orsenna, à une « meilleure place du végétal dans la société et l’économie ». À cette occasion, le plan directeur de rénovation des deux-Rives est présenté aux congressistes : éco-quartier (la nouvelle marotte urbanistique), extension du tramway (ligne D) jusqu’à Kehl (la ville frontière allemande), réhabilitation de friches industrielles aux abords du Port, c’est l’un des projets majeurs pour l’agglomération dans les vingt prochaines années.

À ce jour, 133 millions d’euros ont été investis dans le quartier. Pourtant, les habitantEs n’ont pas le sentiment d’en avoir bénéficié. La pharmacie incendiée est devenu le symbole de la reconstruction du quartier et de l’intérêt des politiques pour ses habitantEs : trois mois après sa destruction, une nouvelle échoppe en préfabriqué a vu le jour. En juin 2012, après 700.000€ de travaux le notable réintégrera un local financé par des fonds publics. Les habitantEs quant à eux ont eu droit à un ravalement de façade, une aire de jeux déplacée et un mini terrain de foot.

Le coût réel du sommet de l’OTAN

Il faudra attendre un rapport de la Cour des Comptes, deux ans après, pour connaître le montant exact de la facture. Car jusqu’alors, c’est le black-out total. Impossible de connaître les chiffres. Ainsi, la petite sauterie qui n’aura finalement duré que quelques heures, répartie entre le vendredi et le samedi matin aura coûté quelques 50 millions d’euros, hors dépenses de sécurité allemandes, dont 36 millions directement payés par les contribuables français. Si l’organisation et le financement était conjoint (l’Allemagne ne confirmera participer aux frais que la veille), 80% des dépenses ont été avancées par la France. La mobilisation de 12.000 policiers et militaires aura coûté 12,7 millions d’euros, le remboursement des dégâts 5 millions d’euros.

Les magistrats de la Cour des Comptes critiquent notamment les frais excessifs liés à l’aménagement des huit sites ayant accueilli le sommet. Un « record historique » avec 13 millions de dépense. Le jardin des Deux-Rives, déjà connu pour être une zone gourmande en subvention, le Palais des Rohans, une structure du centre-ville rarement ouverte au public, le Wacken, un complexe hébergeant de nombreux gros événements et dont une partie sera prochainement détruite pour permettre l’aménagement d’un quartier d’affaire…

Il faut dire que l’entreprise Jaulin et Décoral qui a décroché le contrat est habituée à dépenser l’argent public pour de belles réceptions. Il est extraordinaire de voir que pour l’année 2009, entre deux festivals de Cannes ou sauteries de grands groupes (Dior, Lagardère, EADS…) cette entreprise a organisé l’anniversaire de l’OTAN mais également un immense événement commémoratif en… Libye. L’argent ne fait pas de politique.

Ibex Ibex

 

Notes   [ + ]

1. La Laiterie, salle de concert institutionnelle, est préssentie pour quitte le quartier trop populaire de la gare. La construction d’un nouveau théâtre est dans les cartons aussi.

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